Inclusion numérique : Ce que les chiffres ne disent jamais
Les chiffres rassurent. Ils donnent l’illusion de la maîtrise, de l’objectivité, du progrès mesurable. Tableaux de bord, indicateurs de performance, taux de couverture, volumes de bénéficiaires : l’inclusion numérique s’est dotée, au fil des années, d’un arsenal statistique impressionnant. Et pourtant, sur le terrain, l’écart demeure. Persistant. Parfois même aggravé.
Car les chiffres, aussi nécessaires soient-ils, ne disent jamais l’essentiel.
Ils ne disent rien de la personne qui renonce avant même de pousser la porte d’un lieu d’accompagnement, persuadée que « ce n’est pas pour elle ». Ils ne racontent pas l’humiliation silencieuse de l’usager sommé d’être autonome dans un système qui ne l’est pas. Ils ne mesurent pas la fatigue cognitive d’un senior, d’un travailleur social, d’un agent public confronté à des interfaces pensées sans eux.
Former n’est pas inclure
L’un des angles morts majeurs des politiques d’inclusion numérique réside dans une confusion persistante : former serait inclure. On compte des heures, des parcours, des certifications. On coche des cases. Mais l’accès réel aux droits, lui, reste fragile.
Former suppose que l’environnement soit stable, lisible, cohérent. Or, le numérique public est souvent fragmenté, mouvant, contradictoire. Demander à un citoyen de devenir compétent dans un système instable revient à déplacer la responsabilité de l’échec sur l’individu. Les chiffres valident alors l’action, pendant que la réalité invalide son impact.
L’angle mort de l’accompagnement humain
Aucun indicateur ne quantifie la valeur d’une présence humaine au bon moment. Aucun tableau ne mesure la confiance reconstruite, le renoncement évité, la dignité préservée. Et pourtant, c’est là que tout se joue.
Sur le terrain, l’inclusion numérique n’est jamais un acte isolé. Elle s’inscrit dans une trajectoire sociale, sanitaire, administrative, parfois chaotique. Elle exige du temps long, de l’écoute, de l’ajustement. Autant de dimensions incompatibles avec des logiques de rendement court-termistes.
Les chiffres agrègent. Le réel, lui, résiste.
L’illusion de l’usager autonome
Les politiques publiques aiment invoquer l’autonomie. Mais de quelle autonomie parle-t-on ? Celle de l’usager ou celle de l’administration ?
Les chiffres célèbrent l’usager autonome quand, en réalité, ils traduisent souvent une désintermédiation contrainte. On supprime des guichets, on dématérialise des démarches, puis on finance l’accompagnement des dégâts produits. Le paradoxe est là : on fabrique de la complexité, puis on mesure la capacité des plus fragiles à y survivre.
Ce que les chiffres ne disent pas, c’est le coût humain de cette injonction à l’autonomie.
Territoires invisibles, réalités invisibilisées
Dans les territoires ultramarins, l’écart entre indicateurs nationaux et réalités locales est encore plus criant. Les chiffres lissent les fractures, homogénéisent les usages, ignorent les contraintes structurelles : accès aux services, mobilité, précarité énergétique, surcharge des aidants, déficit d’ingénierie locale.
Penser l’inclusion numérique depuis ces territoires oblige à renverser le regard. À ne plus partir des outils, mais des vies. À ne plus mesurer seulement ce qui est quantifiable, mais ce qui est juste.
Réhabiliter la vérité du terrain
Dire que les chiffres ne disent pas tout n’est pas les disqualifier. C’est leur redonner leur juste place : un outil d’aide à la décision, pas une fin en soi. L’inclusion numérique ne se décrète pas à coups d’indicateurs. Elle se construit dans l’équilibre, la responsabilité et la vérité (à l’image de la MAÂT...)
Ce que le terrain enseigne, souvent dans le silence, c’est que l’impact réel se joue dans l’invisible : une démarche aboutie, un droit réactivé, une personne qui ose revenir. Rien de spectaculaire. Mais tout d’essentiel.
Et tant que les politiques d’inclusion numérique continueront à confondre performance et justice, les chiffres continueront de progresser. Pendant que l’exclusion, elle, changera simplement de forme.
